Un beau jour de février 2021, dans un pays membre de l’Union européenne, une écrivaine accorde un entretien à un magazine littéraire. Elle s’appelle Krisztina Tóth, elle est hongroise, elle a écrit une trentaine de livres, traduits en seize langues, et a reçu un nombre impressionnant de prix littéraires (1).
Dans cet entretien, Krisztina Tóth répond (comme d’autres avant elle, qui n’ont pas été inquiétés) à onze questions consacrées à la littérature. Parmi les sujets abordés, il y a celui des programmes scolaires : quel livre ajouteriez-vous à la liste des œuvres obligatoires à l’école ? Et quel livre retireriez-vous de cette liste ? Elle se prête à l’exercice et déclare j’ajouterais ceci, je retirerais cela.
Ses réponses, et plus particulièrement ses réserves à l’encontre de l’Homme d’or, roman du célèbre écrivain Mór Jókai (1825-1904), qui, selon elle, ne véhicule pas spécialement l’idée que les femmes pourraient être les égales des hommes, déclenchent une polémique (2). Dans les médias proches du pouvoir, les attaques, violentes, se multiplient, relayées par les réseaux sociaux : on crie à la censure féministe, à l’outrage au patrimoine littéraire national. Le site de Krisztina Tóth explose sous les messages à caractère sexuel, les injures racistes (elle a adopté une petite fille rom) et les menaces explicites. On l’insulte dans la rue, on remplit sa boîte à lettres d’immondices. Elle a dû changer sa fille d’école.
En 2018, nous avions été associées à Krisztina pour un débat, à Budapest, sur «l’écriture féminine» (quand on réunit des écrivaines c’est souvent, et partout dans le monde, autour de cette question, dont la réciproque masculine est nettement moins fréquente). Personne n’étant dupe, ni le public ni les organisateurs, nous avons parlé d’écriture tout court et de littérature. Tout allait bien. Sauf que Krisztina nous a ensuite raconté les pressions, la censure insidieuse auxquelles elle était confrontée du fait de ses critiques, formulées publiquement, à l’endroit du gouvernement Orbán : invitations raréfiées, rencontres annulées, perte de sa charge de cours à l’université.
De la censure insidieuse à la violence déclarée, plusieurs seuils ont depuis été franchis. Selon une stratégie éprouvée en Hongrie comme ailleurs, les agresseurs crient à l’agression. Ainsi, non seulement le procès en cancel culture intenté à Krisztina Tóth repose sur des procédés déloyaux (propos extraits de leur contexte, attaques ad hominem), mais il a aussi pour effet de marginaliser et de discréditer sa voix sur la scène publique. Voix qui, ces dernières années, s’est notamment élevée contre la fermeture de l’université d’Europe centrale, le démantèlement de l’Académie hongroise des sciences ou encore la mainmise du pouvoir sur l’université de théâtre et de cinéma de Budapest.
En Hongrie, «notre travail de journaliste est devenu absurde»
9 mars 2021abonnés
Comme d’autres en Hongrie et à l’étranger (3), nous voulons dire ici notre soutien à Krisztina Tóth. A l’heure où, en France, une ministre de l’Enseignement supérieur et de la Recherche lance une chasse aux sorcières à l’université, où un ministre de l’Intérieur qualifie d’«un peu molle» la représentante du Rassemblement national, il nous semble que ni la rhétorique du soupçon contre les intellectuels ni la construction d’ennemis de l’intérieur ne constituent des phénomènes lointains ou exotiques. Dès lors, nous avons le sentiment troublant que le présent de Krisztina Tóth, son invivable présent, nous raconte quelque chose comme une variante possible de notre propre histoire.
NB : Le 9 mars, les Palabres centre-européennes, à Sorbonne Université, ont dédié leur séance bimestrielle à Krisztina Tóth, à l’instigation de Maougocha Smorag-Goldberg.
(1) En français, on peut notamment citer le Rêve du Minotaure, traduit par Lionel Ray, éditions Caractères, 2001, et Code-barres, traduit par Guillaume Métayer, Gallimard, 2014.
(2) La polémique concerne aussi, dans une moindre mesure, le Mouton Balthazar (1958) de l’écrivaine Magda Szabó (1917-2007), que Krisztina Tóth cite également dans le même entretien.
(3) Articles de soutien en anglais ici et là, et en français. On signalera aussi l’existence du hashtag #OlvassTóthKrisztinát («lisez Krisztina Tóth»), qui s’est diffusé en Hongrie afin de soutenir l’écrivaine.